Cours magistral : Introduction à la géopolitique

Le terme de géopolitique est souvent mis à toutes les sauces, parfois à tort et à travers, dans les publications, dans les médias…, c’est un terme qui intéresse et qui fait vendre. Le terme de géopolitique se confond parfois avec le terme de relations internationales, de sciences politiques, d’actualités politiques… on a souvent tendance à négliger le mot « géo » dans « géopolitique », bref c’est un terme avec une forte plasticité pour ne pas dire fourre-tout. Pourtant, tout n’est pas géopolitique.

Il faut dire que la définition même de la géopolitique pose des difficultés et est soumise à différentes interprétations. Il existe à peu près autant de définitions de la géopolitique que d’auteurs se réclamant de celle-ci, et elles sont loin d’être convergentes », relève l’historien Florian Louis dans son livre Qu’est-ce que la géopolitique ? (2022)

Il n’y a pas de reconnaissance universitaire de la géopolitique en France (il n’y pas d’université de géopolitique), par conséquent ceux qui font de la géopolitique viennent souvent d’autres disciplines universitaires de l’histoire, des sciences politiques, de l’économie, voire de la géographie (ce qui est un paradoxe, puisque c’est ce qui peut sembler de plus proche).

Aujourd’hui il existe plusieurs écoles de géopolitique qui se partagent entre deux grands courants divergeant quant aux poids respectifs du facteur géographique et du facteur humain, que l’on oppose parfois entre « les classiques » et « les modernes » ou entre « les matérialistes » et les « humanistes ».

1- La géopolitique, un terme qui a longtemps senti le souffre

Le terme a été forgé en 1905 par le Suédois Johan Rudolf Kjellen (1864-1922), professeur de sciences politiques à l’université de Göteborg. Dans son ouvrage L'Etat comme être vivant (1916)il y reprend les idées darwiniennes de l'évolution et de la sélection naturelle, en les appliquant aux peuples, il conçoit la géopolitique comme l’étude biologique et organiciste de l’Etat. 

C’est du côté de l’Allemagne que la géopolitique rencontre ses premiers succès, d’ailleurs ce ce n’est pas un hasard si la géopolitique s’écrit d’abord avec un « k ». La géopolitique allemande est marquée alors par un fort nationalisme dans les rapports entre peuples et territoires avec cette obsession du pouvoir allemand notamment depuis Bismarck de construire l’unité du peuple allemand, le pangermanisme.

L’un des initiateurs de cette géopolitique en Allemagne est Friedrich Ratzel (1844-1904), géographe, il s’intéresse aux relations entre les milieux naturels et les sociétés, ce qu’on appellerait alors une vision déterministe des milieux. La géographie physique déterminerait l'histoire des peuples et la politique des Etats et dans une vision darwinienne des sociétés, les peuples entreraient en concurrence, comme les animaux ou les végétaux, et chercheraient à étendre leur territoire au détriment d’autres espèces (le lebensraum, la notion d’espace vital).

Friedrich Ratzel (1844-1904), théorisait ainsi l’influence déterminante de la géographie sur la politique d’un Etat conçu comme un être vivant né de la rencontre entre un sol et un peuple.

Après la PGM, les géographes allemands – qui ont été de grands géographes, ce qui est difficile à admettre en France – utilisent ce terme pour justifier leur opposition au Traité de Versailles qui avait privé l’Allemagne d’un certain nombre de territoires. Les géographes allemands ont ainsi publié des cahiers de travaux pratiques pour leurs élèves dans les lycées et collèges, où ils parlaient de géopolitique pour dénoncer les annexions.

Ces théories ont trouvé un écho favorable ensuite chez les nazis à partir de de la fin des années 1920 qui y voient de remettre en cause du « diktat de Versailles » théorisé par l’extrême droite allemande et un moyen de justifier leur politique expansionniste. La figure de proue de cette géopolitique nazie est le nationaliste Karl Haushoher (1869-1946) qui défend la nécessité de revanche du peuple allemand après l’humiliation subie lors du traité de Versailles en 1919.

Pour les nazis, la « géopolitique » sert à justifier l’occupation et l’annexion d’espaces au nom d’une soi disante supériorité biologique qui justifient l’annexion de la région de la région des Sudètes, celle de l’Autriche et la guerre sur le front est à partir de 1941, considéré comme espace vital pour la race supérieure germanique

Dans le même temps, se développe une géopolitique anglosaxonne mais beaucoup plus axée sur les espaces maritimes et sur l’enjeu du contrôle et l’accès aux mers. Le géographe Sir Halford MacKinder (1861-1947) donne une lecture du monde en opposant un centre monde (Eurasie-Afrique) aux périphéries (Rimland). Celui qui domine le centre domine le monde, la Russie est considérée comme le cœur de ce centre monde (Heartland). Pour éviter sa domination, il faut l’empêcher de s’étendre sur ces périphéries (Europe, Asie orientale. L’universitaire américain Nicolas Spykman (1893-1943) considère que ces espaces périphériques sont stratégiques car ils donnent accès à la mer. ). Cette géopolitique anglosaxonne est popularisée par els Etats-Unis pendant la SGM qui considère que la géopolitique existait avant les Allemands même si le terme n’était pas utilisée avec pour objectif de montrer à l’opinion publique américaine que la dimension mondiale de la guerre. La théorie de Spykman a inspiré la politique du bloc occidental de l’endiguement durant la guerre froide (1947-1991) : il s'agissait de contenir la poussée communiste vers les territoires périphériques à l'URSS dans le Rimland.

Après 1945, la géopolitique en France et dans une partie du monde occidental se retrouve ainsi associée à l’idéologie nazie et celle-ci en raison de cette image sulfureuse est largement proscrite après la Seconde Guerre mondiale. Il faut attendre les années 1970 pour assister à une réhabilitation progressive de la discipline.

2- Une géopolitique française : le tournant Yves Lacoste

Le retour de la géopolitique : Le titre choisi par Yves Lacoste pour le livre qu'il publie en 1976, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre, suscite de nombreux débats en France.

Il découle d'une expérience de terrain, pendant la guerre du Vietnam. Yves Lacoste y a enquêté, à l'été 1972, sur les bombardements menés par l'aviation américaine ; visant les digues du fleuve Rouge, ils risquent de noyer des centaines de milliers de paysans exposés à un cours d'eau rehaussé au-dessus de la plaine par ses alluvions. Une observation approfondie révèle alors que le choix des cibles par les stratèges américains ne doit rien au hasard, mais relève d'un ensemble de raisonnements mêlant topographie, hydrologie, localisation des populations, à travers des supports cartographiques. Autrement dit : les savoirs géographiques servent, très concrètement, à "faire la guerre". L’état-major américain a donc intégré un véritable raisonnement géographique dans sa stratégie militaire.

Cependant, la géographie sert aussi bien à conquérir un territoire qu’à s’y maintenir comme pouvoir dominant. Les cartes y jouent un rôle central, l’Etat étant un des rares acteurs ayant les moyens humains et techniques suffisants pour les établir et les actualiser. Le savoir géographique apparaît ainsi aux mains d’une élite politique, militaire et économique.

Y. Lacoste ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de parler de la géographie des professeurs. Cette dernière sert directement le pouvoir lorsqu’elle incite à penser que la géographie est un savoir inoffensif. Loin d’être inoffensive, la géographie enseignée peut être aussi au service du pouvoir. La défaite de Sedan a ainsi amené les élites à considérer les avantages politiques d’une géographie scolaire orientée. Le tour de la France par deux enfants (1877, G. Bruno), deux petits Lorrains plus exactement.

Il se pose aussi en rupture avec l’école géographique française du grand géographe Paul Vidal de la Blache et ses héritiers fondée sur la notion de genre de vie qui traduit les principes du possibilisme, « la nature propose, l’homme dispose ». Cette géographie explicative enferme le raisonnement dans une seule échelle, « la région » qui serait le produit des possibles[1].     

Considérant que la géographie a des prolongements politiques. Il fonde alors la même année, en 1976, la revue Hérodote[2].

Le terme de « géopolitique » réapparait  en 1979 dans les médias au sujet du conflit territorial entre le Vietnam et le Cambodge alors politiquement incompréhensible car opposant 2 États communistes. Ce conflit pouvait aussi provoquer une troisième guerre mondiale, la Chine communiste attaquant « pour le punir » le Vietnam que soutenait l’Union soviétique. Quelques mois plus tard, le départ des Américains d’Iran, chassés par la révolution de Khomeiny, fut présenté à juste titre dans la presse comme un grand changement géopolitique et l’année 1979.C’est vers 1989, avec la chute du Mur de Berlin, qu’il a commencé à revenir sur le devant de la scène mais sans avoir été véritablement défini.

Le géographe Yves Lacoste, au début des années 1980, voit dans la géopolitique l’analyse des rivalités de pouvoir sur un territoire qui apparaît comme un enjeu.

Yves Lacoste introduit dans sa réflexion l’idée de représentation, c’est une façon dont quelqu’un, à tort ou à raison, se représente les choses. Ce sont les leaders ou les intellectuels d’un groupe qui se racontent une histoire. Elle peut être fausse et oppose des raisonnements différents à propos des territoires.

Pour Yves Lacoste, le raisonnement scientifique consiste à prendre en considération des arguments faux. Il est certes important de mobiliser un regard objectif mais il faut aussi se mettre dans la tête des acteurs pour comprendre leurs motivations..

Les représentations permettent de montrer les limites de l’approche matérialiste ou déterministe (influence du milieu sur l’action politique), ainsi certains territoires se retrouvent disputés pas seulement pour leur qualité intrinsèque mais par rapport à leur représentation. Ainsi Jérusalem, qui n’est pas vraiment le cœur du monde est pourtant au cœur de tensions depuis plusieurs dizaines d’années. Cette dispute autour d’un si petit territoire ne peut se comprendre sans avoir en tête son rôle religieux, une ville qui est au cœur des 3 religions monothéistes. Chaque portion de territoire que se dispute deux ou plusieurs forces politiques fait l’objet de représentations géopolitiques contradictoires où se mêlent des valeurs symboliques antagonistes et des arguments historiques qui privilégient telle ou telle période de l’histoire pour en passer d’autres sous silence (conflit en Mer de Chine, ligne des 9 traits vs les revendications portant sur les ZEE, polémiques avec le film Barbie)

3- Les classiques vs les modernes

L’historien Florian Louis dans son livre Qu’est-ce que la géopolitique ? (PUF, 192 pages, 14 euros) insiste particulièrement sur ce qu’il considère être le clivage fondamental entre deux grands courants qui divergent quant aux poids respectifs du facteur géographique et du facteur humain.

A une tradition allemande et en partie anglo-saxonne volontiers déterministe s’oppose une école française s’inscrivant dans l’héritage du grand géographe Paul Vidal de la Blache (1845-1918) qui entend aborder la géographie comme une véritable science et qui fait une large place à la géographie humaine et s’intéresse à l’ingéniosité avec laquelle les hommes exploitent le milieu de façon à optimiser du mieux possible ce qu’ils peuvent en tirer dans laquelle technicité à toute sa place (la nature propose , l’homme dispose)

Deux courant de la géopolitique coexistent auj ainsi :

+ une géopolitique que l’on qualifiera de “classique” ou de “matérialiste” postule une forme de conditionnement des conduites politiques par le milieu géographique. Celle-ci se dans une tradition allemande et en partie anglo-saxonne volontiers déterministe s’oppose une école française.

Cette conception classique de la géopolitique recoupe en bonne partie les idées de ce que l’on appelle l’école réaliste en matière de relations internationales. L’espace est pensé avant tout comme le soubassement de la puissance. Cette conception porte le risque de tomber dans une forme de déterminisme naturel, l’homme serait déterminé et dépendant de son milieu dans lequel il naît, la politique qu’il mène serait le fruit de sa position, de son milieu, ce qui revient à nier toute liberté elle-même, à considérer que les hommes ne sont pas responsables de leur acte. Pour autant, le milieu peut être un élément d’explication parmi d’autres mais il ne peut être le seul.

+  La géopolitique qu’on peut qualifier de “moderne” ou “d’humaniste” considère au contraire que l’homme est en mesure de surmonter voire de façonner son milieu pour faire triompher sa volonté » dans l’héritage du géographe français Paul Vidal de la Blache (1845-1918). Elle s’intéresse à l’ingéniosité avec laquelle les hommes exploitent le milieu de façon à optimiser du mieux possible ce qu’ils peuvent en tirer dans laquelle technicité à toute sa place (la nature propose, l’homme dispose.

Cette vision plus stimulante, se défie d’un trop facile déterminisme de la géographie. « L’environnement est pour l’homme un pourvoyeur de possibilités plutôt qu’un dispensateur de nécessités ». L’un des précurseurs de cette pensée est le géographe français Jacques Ancel (1882-1943) avec ses travaux sur les frontières et l’Europe balkanique. Il propose une vision de la géopolitique aux antipodes de celle alors mise en œuvre dans l’Allemagne hitlérienne qu’il critique dans son ouvrage Géopolitique publié en 1936. Critique de l’impérialisme nazi, il subit ce qu’il a critiqué.

Chassé de la Sorbonne à cause de sa judéité pendant l’Occupation après la mise en place des lois sur le statut des juifs en 1940, arrêté en 1941, il est interné à Drancy puis près de Compiègne et meurt peu après des privations et d’épuisement.

Même si il existe encore aujourd’hui de nombreuses écoles de géopolitiques Il ne faut pas oublier que la géopolitique ne peut se passer de la géographie et à l’inverse il ne faut pas tomber non plus dans le piège du déterminisme géographique.



[1] Y. Lacoste opère pourtant la « réhabilitation » de Vidal de la Blache. En effet, dans son article "A bas Vidal, viva Vidal" publié en 1976 dans le 16e numéro d’Hérodote, il présente un ouvrage méconnu du fondateur de la géographie française, La France de l’Est, qu’il qualifie de « livre fondateur d’une géographie proche d’une géopolitique »

[2] vers 484-425 av. J.-C, historien grec aussi bien que géographe et ethnologue, penseur, surtout, du conflit et de la différence. I


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